Sunday, October 01, 2006

Les photos de mon enfance

C’est en feuilletant un livre d’images que j’ai pensé à mon enfance, des images particulières, des personnages que n’ai pas connus, des lieux dont je n’ai pu déterminer ni le temps ni l’espace, des situations que je ne peux comprendre, fascinante de cette violence qui à la fois suscite le dégoût et le voyeurisme, la désapprobation et l’intérêt, autant de sensations contradictoires qu’on finit par se poser la question essentielle, comment réagir face au tourbillon de barbarie qui a happé le Liban, ce bateau ivre qui jusque-là se déplaçait tranquillement aux grés des vents.
Pris par cet album, je n’ai pu m’en défaire qu’après l’avoir parcouru de bout en bout, j’essayai de scruter chaque photo, cherchant bizarrement à imaginer la vie d’avant la violence, plus intrigué par une publicité de l’époque, une affiche quelconque, le nom d’une rue, des voitures de l’époque, que par la désolation et la mort impersonnelles et froides, comme cette photo anodine de « Blow Up » qui après agrandissement, dévoile un meurtre anonyme que le photographe lui-même ne soupçonnait pas.
Enfant, né avec la guerre, l’imagerie militaire était presque naturelle pour moi, elle faisait partie intégrante de ma vie, avec les amis au lycée ou ailleurs, le bruit plus ou moins lointain des déflagrations était la musique de fond qui accompagna nos premières années. Nous n’éprouvions pas de peur particulière sinon celle que l’on devinait sur le visage fatigué de nos mères, accourues pour nous ramener à la maison les jours de grandes batailles. Nous étions attiré par l’aura de ces jeunes gens qui sous prétexte de défendre un quartier contre l’autre, s’amusaient à chatouiller la gâchette de la kalachnikov comme une transgression presque sexuelle de l’interdit. Nous défendre contre quoi ? Me suis-je seulement poser la question ? Il y avait un ennemi, on ne pouvait le voir puisqu’il campait de l’autre côté de la barrière dans la rue jouxtant la nôtre, il s’apparentait dans notre imaginaire à un monstre, faisant étrangement écho aux méchants de ces contes qui berçaient nos nuits avant le sommeil. Ce n’est que bien plus tard que je pris conscience que ce monstre me ressemblait étrangement, à la seule différence qu’il vivait dans cet endroit qui m’était interdit parce que trop dangereux.
Chaque photo rassemblait un lot de malheurs individuels, anonymes, capté instantanément, seul vestige d’une vie, d’un amour à jamais révolu, d’un destin gâché à cause du romantisme sanguinaires d’une petite bande d’idéaliste puritains. Certaines d’entre elles représentent de jeunes combattants posant avec fierté devant l’objectif de la caméra, marquant d’une main le V de la victoire, tenant de l’autre la mitraillette, qui rythmait les journées Beyrouthines. Mal rasés, mal habillés, certains avec un bandeau sur le front, d’autre arborant impudemment une croix, ces combattants paresseux semblaient se plaire au jeu du modèle, comme si la photo donnait une consistance tragique à leur vie dénuée de sens.
Au bas de chacune des photos, une petite légende, le nom d’un politicien, d’une bataille, le lieu d’un attentat mais surtout une date. C’est cette dernière information qui m’interpellait plus que toutes les autres. J’essayais sans vraiment réussir d’y adjoindre un moment de ma propre enfance. Septembre 1982, j’avais 7 ans, je dormais probablement lorsque les premiers miliciens se faufilaient dans le camp de Sabra et Chatillah et attaquaient impunément femmes, enfants et vieillards impotents, je me réveillais vraisemblablement lorsque l’odeur du sang chaud se dégageait déjà des petites ruelles misérables qui abritaient ces réfugiés qu’on diabolisait et qui m’apparaissent si inoffensifs aujourd’hui, je jouais enfin lorsque les premières nouvelles du massacre nous parvenaient par les médias étrangers. Les années passent, il ne reste que ces clichés pour témoigner de l’horreur, les tortionnaires tout autant que les victimes se sont disséminés dans notre inconscient collectif, pour ressurgir par moment au détour d’une conversation. Ils ne sont ni Palestiniens, ni Libanais, ils ne sont plus, car ce qui définit un être humain c’est uniquement sa vie, la mort étant l’anéantissement finale qui renvoie tout le monde à sa condition d’être périssable, personnage éternel d’une photo par définition immuable. La photo d’Antonioni captait un meurtre, les photos sont peut-être l’autre forme de la mort, ce qu’elle laisse derrière elle, le souvenir d’un instant heureux ou tragique, même pas le temps d’un souffle.